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vraie poésie, du théâtre original, et de tous les genres qui réclament la grande curiosité libre, ou la grande imagination désintéressée. Ils n'atteignent point l'élégance complète, ni la philosophie supérieure; ils alourdissent les délicatesses françaises qu'ils imitent, et s'effrayent des hardiesses françaises qu'ils suggèrent; ils restent à demi bourgeois et à demi barbares; ils n'inventent que des idées insulaires, et des améliorations anglaises, et se confirment dans leur respect pour leur constitution et leur tradition. Mais en même temps ils se cultivent et se réforment; leur richesse et leur bien-être s'accroissent énormément; la littérature et l'opinion chez eux deviennent sévères jusqu'à l'intolérance, et leur longue guerre contre la Révolution française pousse à l'excès le rigorisme de leur morale, en même temps que l'invention des machines développe jusqu'au centuple leur confortable et leur prospérité. Un code salutaire et despotique de maximes approuvées, de convenances établies et de croyances inattaquables qui fortifie, roidit, courbe et emploie l'homme, utilement et péniblement, sans lui permettre jamais de dévier ou de faiblir; un attirail minutieux et une provision admirable d'inventions commodes, associations, institutions, mécanismes, ustensiles, méthodes qui travaillent incessamment pour fournir au corps et à l'esprit tout ce dont ils ont besoin, voilà désormais les deux traits saillants et particuliers de ce peuple. Se contraindre et se pourvoir, prendre l'empire de soi et l'empire de la nature, considérer la vie en mora

liste et en économiste, comme un habit étroit dans lequel il faut marcher décemment, et comme un bon habit qu'il faut avoir le meilleur possible, être à la fois respectable et muni de bien-être, ces deux mots renferment tous les ressorts de l'action anglaise. Contre ce bon sens limité et contre cette austérité pédante, une révolte éclate. Avec le renouvellement universel de la pensée et de l'imagination humaine, la profonde source poétique qui avait coulé au seizième siècle s'épanche de nouveau au dix-neuvième, et une nouvelle littérature jaillit à la lumière; la philosophie et l'histoire infiltrent leurs doctrines dans le vieil établissement; le plus grand poëte du temps le heurte incessamment de ses malédictions et de ses sarcasmes; de toutes parts, aujourd'hui encore, dans les sciences et dans les lettres, dans la pratique et la théorie, dans la vie privée et dans la vie publique, les plus puissants esprits essayent d'ouvrir une entrée au flot des idées continentales. Mais ils sont patriotes autant que novateurs, conservateurs autant que révolutionnaires; s'ils touchent à la religion et à la constitution, aux mœurs et aux doctrines, c'est pour les élargir, non pour les détruire; l'Angleterre est faite, elle le sait, et ils le savent; telle que la voilà, assise sur toute l'his. toire nationale et sur tous les instincts nationaux, elle est plus capable qu'aucun peuple de l'Europe de se transformer sans se refondre, et de se prêter à son avenir sans renoncer à son passé.

§ 2.

I

Je commençais à démêler ces idées lorsque, pour la première fois, je débarquai en Angleterre, et je fus singulièrement frappé des confirmations mutuelles que se prêtaient l'observation et l'histoire; il me sembla que le présent achevait le passé et que le passé expliquait le présent.

Dès l'abord la mer inquiète et étonne; ce n'est pas en vain qu'un peuple est insulaire et marin, surtout avec cette mer et sur ces côtes; leurs peintres, si mal doués, en sentent, malgré tout, l'aspect alarmant ou lugubre; jusqu'au dix-huitième siècle, parmi les élégances de la culture française et sous la bonhomie de la tradition flamande, vous trouverez chez Gainsborough l'empreinte ineffaçable de ce grand sentiment. Aux doux moments, dans les beaux jours tranquilles d'été, la brume moite étend sur l'horizon son voile gris de perle; la mer a la couleur d'une ardoise pâle, et les navires, ouvrant leur voilure, avancent patiemment dans la vapeur. Mais qu'on regarde autour de soi, et l'on verra bientôt les marques du danger quotidien. La côte est labourée, les vagues ont empiété, les arbres ont disparu, la terre s'est détrempée sous les averses incessantes, l'Océan est toujours là, intraitable et farouche. Il

gronde et beugle éternellement, le vieux monstre rauque, et le train aboyant de ses vagues avance comme une armée infinie devant laquelle toute force humaine doit plier. Qu'on songe aux mois d'hiver, aux tempêtes, aux longues heures du matelot ballotté, roulé aveuglément par les rafales! En ce moment et dans cette belle saison, sur tout le cercle de l'horizon, les nuages montent ternis, blafards, bientôt semblables à une fumée charbonneuse, quelquesuns d'une blancheur éblouissante et fragile, si enflés qu'on les sent prêts à fondre. Leurs pesantes masses cheminent, elles s'engorgent, et déjà çà et là sur la plaine sans limite, un pan du ciel est brouillé par une averse. Au bout d'un instant, la mer est salie et cadavéreuse; ses flots sursautent avec des tournoiements étranges, et leurs flancs prennent des teintes huileuses et livides. L'énorme coupole grisâtre a noyé et obstrué tout l'horizon; la pluie s'abat, serrée, impitoyable. On n'en a pas l'idée tant qu'on ne l'a pas vue. Quand les gens du Sud, les Romains, sont arrivés là pour la première fois, ils ont dû se croire en enfer. Le largé espace qui s'étend entre sol et le ciel, et sur lequel nos yeux comptent comme sur leur domaine, manque tout d'un coup; il n'y a plus d'air, on n'aperçoit plus que du brouillard coulant. Plus de couleurs ni de formes. Dans cette fumée jaunâtre, les objets semblent des fantômes effacés; la nature a l'air d'une mauvaise ébauche au fusain sur laquelle un enfant a maladroitement passé la manche. Vous voilà à New-Haven, puis à Lon

dres; le ciel dégorge la pluie, la terre lui renvoie le brouillard, le brouillard rampe dans la pluie; tout est noyé; à regarder autour de soi, on ne voit pas de raison pour que cela doive jamais finir. C'est vraiment ici la contrée cimmérienne d'Homère; les pieds clapotent, on n'a plus que faire de ses yeux; on sent tous ses organes bouchés, rouillés par l'humidité qui monte; on se croit hors du monde respirable, réduit à la condition des êtres marécageux, habitants des eaux sales; vivre ici, ce n'est pas vivre. On se demande si cette énorme ville n'est pas un cimetière où barbotent des fantômes affairés et malheureux. Dans le déluge de suie mouillée, ce fleuve bourbeux avec ses bateaux de fer infatigables, noirs insectes, qui débarquent et embarquent des ombres, fait penser au Styx. Plus de jour, on s'en fabrique un. Dernièrement sur la grande place, dans le plus bel hôtel, cinq journées durant, il a fallu laisser le gaz allumé. La mélancolie vient, on prend en dégoût les autres et soi-même. Que peuvent-ils faire dans ce sépulcre? Rester chez soi sans travailler, c'est se ronger intérieurement et marcher au suicide. Sortir, c'est faire effort, ne plus se soucier de l'humidité ni du froid, braver le malaise et les sensations désagréables. Un pareil climat prescrit l'action, interdit l'oisiveté, développe l'énergie, enseigne la patience. Je regardais tout à l'heure sur le navire les matelots au gouvernail, avec leurs paletots imperméables, leurs grosses bottes ruisselantes, leurs calottes de cuir à rebord, si attentifs, si précis

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