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nous faire le sens obtus, de devenir par l'imagination compatriotes de ces gens-là. Nous nous sommes bien habitués à ces patauds ivrognes que Louis XIV appelait des magots, à ces cuisinières rougeaudes qui ratissent un cabiau, et au reste. Habituons-nous à Gay, à son poëme sur l'art de marcher dans les rues de Londres, à ses conseils à propos de ruisseaux sales et de bottes fortes, à sa description des amours de la déesse Cloacina et d'un boueux, d'où sont sortis les petits décrotteurs. Il est amateur du réel; il a l'imagination précise, il n'aperçoit pas les objets en gros par des vues générales, mais un à un, chacun avec tous ses contours et tous ses entours, quel qu'il soit, beau ou laid, sale ou propre. Les autres font comme lui, même les classiques attitrés, même Pope. Il y a dans Pope telle description minutieuse garnie de mots colorés, de détails locaux, où les traits abréviatifs et caractéristiques sont enfoncés d'une main si libre et si sûre qu'on prendrait l'auteur pour un réaliste moderne, et qu'on trouverait dans l'œuvre un document d'histoire'. Quant à Swift, c'est le plus amer des positivistes, et plus encore en poésie qu'en prose. Lisez son églogue de Strephon et Chloé, si vous voulez savoir à quel point on peut ravaler la noble draperie poétique. Ils en font un torchon ou ils en habillent des rustres; la toge romaine et la chlamyde grecque ne vont pas ces épaules de barbares. Ils sont comme ces cheva

1. Epître à miss Blount sur la vie de campagne.

LITT. ANGL.

III- 26

à

liers du moyen âge qui, ayant pris Constantinople, s'affublèrent par plaisanterie des longues robes byzantines et se mirent à chevaucher par les rues en cet équipage, traînant leurs broderies dans le ruisseau.

Ils feront bien, comme les chevaliers, de retourner dans leur manoir, à la campagne, dans la boue de leurs fossés et dans les fumiers de leurs bassescours. Moins l'homme est propre à la vie sociale, plus il est propre à la vie solitaire. Il goûte d'autant mieux la campagne, qu'il goûte moins le monde. Les gens de ce pays ont toujours été plus féodaux et campagnards que nous. Sous Louis XIV et Louis XV, le pire malheur pour un gentilhomme était d'aller moisir dans ses terres; hors des sourires du roi et des beaux entretiens de Versailles, il n'y avait qu'à biller et à mourir. Ici, en dépit de la civilisation artificielle et des révérences mondaines, le goût de la chasse et des exercices physiques, les intérêts politiques et les nécessités des élections ramènent les nobles dans leur domaine. A ce moment, l'instinct se réveille. Un homme passionné, triste, naturellement replié sur lui-même, fait la conversation avec les objets; un grand ciel grisâtre où dorment des vapeurs d'automne, un jet soudain de soleil qui vient illuminer une prairie humide l'abattent ou le raniment; les choses inanimées lui semblent vivantes; et la clarté faible qui le matin vient rougir le bord du ciel le remue autant que le sourire d'une jeune fille à son premier bal. Ainsi naît la vraie poésie

descriptive. Elle perce dans Dryden, dans Pope lui-même, jusque dans les faiseurs des pastorales coquettes, et éclate dans les Saisons de Thompson. Celui-ci, fils d'un ecclésiastique et très-pauvre, vécut, comme la plupart des écrivains du temps, de gratifications et de souscriptions littéraires, de sinécures et de pensions politiques, ne se maria point faute d'argent, fit des tragédies parce que les tragédies étaient lucratives, et finit par s'établir dans une maison champêtre, restant au lit jusqu'à midi, indolent, contemplatif, mais bon homme et honnête homme, affectueux et aimé des autres. Il voyait et aimait la campagne jusque dans ses plus minces détails, non par grimace, comme Saint-Lambert son imitateur; il en faisait sa joie, son divertissement, son occupation habituelle, jardinier de cœur, ravi de voir venir le printemps, heureux de pouvoir enclore un champ de plus dans son jardin. Il peint toutes les petites choses, il n'en a pas honte, elles l'intéressent; il prend plaisir à << l'odeur de la laiterie; » vous l'entendez parler des chenilles, et «< de la feuille qui se recroqueville em

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poisonnée par leur morsure, » des oiseaux qui sentant venir la pluie « lissent d'huile leur plumage << pour que l'eau luisante puisse glisser sur leur « corps. » Il sent si bien les objets qu'il les fait voir; on reconnaît le paysage anglais, vert et humide, à demi noyé de vapeurs mouvantes, taché çà et là de nuages violacés qui fondent en ondées sur l'horizon qu'ils ternissent, mais où la lumière se

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distille finement tamisée dans la brume, et dont le ciel lavé reluit par instants avec une incomparable pureté. Là', « le vent du sud amollissant échauffe «le large espace de l'air, et sur le vide du ciel <«< souffle les lourdes nuées distendues par les pluies printanières. Tout le long du jour les nuages gonflés versent leurs ondées bienfaisantes, et la << terre arrosée se gorge profondément de vie végé<< tale, jusqu'à ce que, dans le ciel occidental, le << soleil penché sorte resplendissant du milieu de la « pourpre des nuages qu'il a rompus. Soudain le rapide rayonnement frappe la montagne illu«<minée, ruisselle à travers la forêt, ondoie sur les << flots et dans un brouillard jaunâtre qui fait fumer <«< au loin l'interminable plaine, allume dans les << gouttes de rosée des myriades d'étincelles. » Voilà de l'emphase, mais voilà de l'opulence. Il y a dans cet air et dans cette végétation, dans cette imagination et dans ce style un entassement et comme un

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Warms the wide air, and o'er the void of Heav'n,
Breathes the big clouds with vernal show'rs distent....
Thus all day long the full-distended clouds

Indulge their genial stores, and well-show'r'd Earth
Is deep enrich'd with vegetable life,

Till in the western sky the down-ward sun
Looks out, effulgent, from amid the flush
Of broken clouds, gay-shifting to his beam.

The rapid radiance instantaneous strikes

Th' illumin'd mountain, thro' the forest streams,
Shakes on the floods, and in a yellow mist,

Far smoking o'er the interminable plain,

In twinkling myriads lights the dewy gems.

Moist, bright, and green, the landscape laughs around.
(Spring, 142-195.)

empâtement de teintes noyées ou éclatantes; elles sont ici la robe chatoyante et lustrée de la nature et de l'art. Il faut la voir dans Rubens, il est le peintre et le poëte du climat plantureux et humide; mais on la découvre aussi chez les autres, et, dans cette magnificence de Thompson, dans ce coloris surchargé, luxuriant, grandiose, on retrouve quelquefois la grasse palette de Rubens.

VI

Tout cela s'encadre assez mal dans la dorure classique. Ses imitations visibles de Virgile, ses épisodes insérés en façon de placage, ses invocations au Printemps, à la Muse, à la Philosophie, tous les souvenirs et les conventions de collége font disparate. Mais le contraste se marque bien davantage sur un autre point. La vie mondaine, tout artificielle, telle que Louis XIV l'avait mise à la mode, commençait à excéder les gens en Europe. On la trouvait sèche et vide; on se lassait d'être toujours en représentation, de subir l'étiquette. On sentait que la galanterie n'est point l'amour, ni les madrigaux la poésie, ni l'amusement le bonheur. On comprenait que l'homme n'est point une poupée élégante, qu'un petit-maître n'est pas le chef-d'œuvre de la nature, et qu'il y a un monde en dehors des salons. Un plébéien genévois, protestant et solitaire, que sa religion, son éducation, sa pauvreté et son

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