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y a une architecture classique pour les idées comme pour les pierres, amie comme l'autre de la clarté et de la régularité, de la majesté et du calme; comme l'autre, elle a été inventée en Grèce, transmise par Rome à la France, par la France à l'Angleterre, et un peu altérée au passage. De tous les maîtres qui l'ont pratiquée en Angleterre, Pope est le plus savant.

Après tout, y a-t-il autre chose ici qu'une décoration? Voici ces vers si beaux traduits en prose; j'ai beau traduire exactement, de toutes ces beautés il ne reste presque rien :

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Connais-toi donc toi-même, et ne te hasarde pas jusqu'à scruter Dieu. La véritable étude de l'humanité, c'est l'homme. Placé dans cet isthme de sa condition moyenne, - sage avec des obscurités, grand avec des imperfections, avec trop de connaissances pour tomber dans le doute du sceptique, avec trop de faiblesse pour monter jusqu'à l'orgueil du stoïcien, il est suspendu entre les deux; ne sachant s'il doit agir ou se tenir tranquille, s'il doit s'estimer un Dieu ou une bête, s'il doit préférer son esprit ou son corps, ne naissant que pour mourir, ne raisonnant que pour garer, sa raison ainsi faite qu'il demeure également dans l'ignorance, soit qu'il pense trop, soit qu'il pense trop peu,

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chaos de pensée et de passion, tout pêle-mêle, toujours par lui-même abusé ou désabusé, - créé à moitié pour s'élever, à moitié pour tomber, souverain seigneur et proie de toutes choses, seul juge de la vérité, précipité dans l'erreur infinie, la gloire, le jouet et l'énigme du monde.

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Le lecteur n'est guère ému, ni moi non plus; il pense involontairement ici au livre de Pascal, et mesure l'étonnante différence qu'il y a entre un

versificateur et un homme. Bon résumé, bon morceau, bien travaillé, bien écrit, voilà ce qu'on dit, et rien de plus; évidemment la beauté des vers venait de la difficulté vaincue, des sons choisis, des rhythmes symétriques; c'était tout, et ce n'était guère. Un grand écrivain est un homme qui, ayant des passions, sait le dictionnaire et la grammaire; celui-ci sait à fond le dictionnaire et la grammaire, mais s'en tient là.

Vous direz que ce mérite est mince, et que je ne donne pas envie de lire les vers de Pope. Cela est vrai, du moins je ne conseille pas d'en lire beaucoup. J'ajouterais bien, en manière d'excuse, qu'il y a un genre où il réussit, que son talent descriptif et son talent oratoire rencontrent dans les portraits la matière qui leur convient, qu'en cela il approche souvent de La Bruyère, que plusieurs de ces portraits, ceux d'Addison, de Sporus, de lord Wharton, de la duchesse de Marlborough, sont des médailles dignes d'entrer dans le cabinet de tous les curieux et de rester dans les archives du genre humain, que, lorsqu'il sculpte une de ces figures, les images abréviatives, les alliances de mots inattendues, les contrastes soutenus, multipliés, la concision perpétuelle et extraordinaire, le choc incessant et croissant de tous les coups d'éloquence assénés au même endroit, enfoncent dans la mémoire une empreinte qu'on n'oublie plus. Il vaut mieux renoncer à ces apologies partielles, et avouer franchement qu'en somme ce grand poëte, la gloire de son siècle, est

ennuyeux; il est ennuyeux pour le nôtre. « Une « femme de quarante ans, disait Stendhal, n'est jolie que pour ceux qui l'ont aimée dans leur jeu<«< nesse. » La pauvre muse dont il s'agit n'a pas quarante ans pour nous; elle en a cent quarante. Rappelons-nous, quand nous voulons la juger équitablement, le temps où nous faisions des vers français qui ressemblaient à nos vers latins. Le goût s'est transformé depuis un siècle ; un siècle; c'est que l'esprit humain a fait volte-face; avec le point de vue la perspective a changé; il faut tenir compte de ce déplacement. Aujourd'hui nous demandons des idées neuves et des sentiments nus; nous ne nous soucions plus du vêtement, nous voulons la chose; exordes, transitions, curiosités de style, élégances d'expression, toute la garde-robe littéraire s'en va à la friperie; nous n'en gardons que l'indispensable; ce n'est plus de l'ornement que nous nous inquiétons, c'est de la vérité. Les hommes de l'autre siècle étaient tout autres. On le vit bien le jour où Pope traduisit l'Iliade; c'était l'Iliade écrite dans le style de la Henriade; à cause de ce travestissement, le public l'admira. Il ne l'eût point admirée dans la simple robe grecque; il ne consentait à la voir qu'avec de la poudre et des rubans. C'était le costume du temps, il fallait bien l'endosser. « La de"mande des élégances, dit le brave Samuel Johnson

dans son style commercial et académique, était «si fort accrue, que la pure nature ne pouvait être supportée plus longtemps. » La bonne compagnie

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et les lettrés faisaient un petit monde à part, qui s'était formé et raffiné d'après les mœurs et les idées de la France. Ils avaient pris le style correct et noble en même temps que le bon ton et les belles façons. Ils tenaient à ce style comme à leur habit; c'était affaire de convenance ou de cérémonie; il y avait un patron accepté, immuable; on ne pouvait le changer sans indécence ou ridicule; écrire en dehors de la règle, surtout en vers, avec effusion et naturel, c'eût été se présenter dans un salon en pantoufles et en robe de chambre. Leur plaisir, en lisant des vers, était de vérifier si le patron était exactement suivi; l'invention n'était permise que dans les détails; on pouvait ajuster là une dentelle, ici un galon; mais on était tenu de conserver scrupuleusement la forme officielle, de brosser le tout avec minutie, et de ne paraître jamais qu'avec des dorures neuves et du drap lustré. L'attention ne se portait plus que sur les raffinements; une broderie plus ouvragée, un velours plus éclatant, une plume plus gracieusement posée, c'est à cela que se réduisaient les audaces et les tentatives; la moindre incorrection, la disparate la plus légère eût choqué les yeux; on perfectionnait l'infiniment petit. Les lettrés faisaient comme ces coquettes pour qui les superbes déesses de Michel-Ange et de Rubens ne sont que des vachères, mais qui poussent un petit cri de plaisir à l'aspect d'un ruban à vingt francs l'aune. Une coupe de vers, un rejet, une métaphore les ravissait, et c'était là tout ce qui pouvait les

ravir encore. Ils allaient ainsi chaque jour brodant, pomponnant, étriquant le brillant habit classique, jusqu'à ce qu'enfin l'esprit humain, gêné, le déchira, le jeta, et se mit à courir. Maintenant qu'il est à terre, les critiques le ramassent, le pendent à la vue de tous dans leur musée de curiosités antiques, le secouent et tâchent de conjecturer d'après lui les sentiments des beaux seigneurs et des beaux parleurs qui le portaient.

V

Ce n'est pas tout d'avoir un bel habit, solidement cousu et à la mode; il faut encore pouvoir entrer commodément dans son habit. Lorsqu'on passe en revue toute la file des poëtes anglais du dix-huitième siècle, on s'aperçoit qu'ils n'entrent pas commodément dans l'habit classique. Ce justaucorps doré si bien fait pour un Français ne convient qu'à peu près à leur taille; de temps en temps un mouvement trop fort, incongru, le découd aux manches, et ailleurs. Voici, par exemple, Mathew Prior; au premier regard il semble qu'il ait toutes les qualités requises pour le bien porter: il a été ambassadeur en France, il écrit de jolis impromptus français; il tourne aisément de petits poëmes badins sur un dîner, sur une dame; il est galant, homme de société, aimable conteur, épicurien, sceptique même, à la façon des courtisans de Charles II, c'est-à-dire jusques et y compris la coquinerie politique; bref, c'est un

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